Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter | ||||||||||||||||||||||
Grandir en banlieue : saisir les rapports au quartier d’enfance d’une cohorte d’adultes descendants d’immigrés maghrébins | ||||||||||||||||||||||
Benjamin Lippens | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||||||||||||
RÉSUMÉ
Cet article traite des rapports au quartier d’une cohorte de descendants d’immigrés maghrébins, dont les membres sont nés entre 1974 et 1983 et ont passé leur enfance dans un même ensemble urbain de la banlieue lyonnaise. Tandis que certains l’ont quitté depuis leur adolescence, d’autres en sont partis à l’âge adulte ou y vivent toujours. Dans un premier temps, l’article montre comment le dispositif d’enquête permet de saisir simultanément les dynamiques de socialisation générationnelle, les effets de période et de cycle de vie, pour aboutir à l’hypothèse d’une génération d’habitants déchue de la centralité des relations sociales locales. Dans un second mouvement, cet article présente un éventail des rapports exprimés au quartier, par portraits, en introduisant la notion de parcours de vie qui offre davantage de finesse analytique. L’enjeu est alors de montrer qu’à situation sociale comparable, les représentations symboliques du quartier divergent selon la socialisation parentale, le genre, l’intensité de la socialisation au quartier, le parcours scolaire, les mobilités sociales, professionnelles et résidentielles. La démonstration s’appuie sur l’exploitation d’une trentaine d’entretiens biographiques menés auprès de membres de la cohorte, d’une dizaine d’entretiens informatifs réalisés avec des personnalités locales (éducateurs, élus locaux, directeur de centre social, chargés de projet de ville) et de notes de terrain issues du travail ethnographique, toujours en cours. |
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||||||||||||||||||
Introduction En 2003, Emmanuelle Santelli a réalisé une enquête auprès d’une cohorte de 473 individus, descendants d’immigrés maghrébins, nés entre 1974 et 1983 et ayant vécu dans un même quartier de la banlieue lyonnaise. Alors que les membres étaient âgés de 20 à 29 ans, elle cherchait à vérifier si leurs trajectoires sociales étaient liées par un destin commun [1]. En 2021, une seconde enquête appréhende le devenir de cette cohorte dans une perspective longitudinale. Elle vise à saisir des parcours individuels, dans une expérience collective de la banlieue : comment ces adultes de 37-47 ans ont-ils cheminé dans les nombreux domaines de la vie sociale (emploi, logement, conjugalité, famille, engagements associatifs et/ou politiques, etc.) ? C’est dans le cadre de cette étude que s’inscrit le présent texte. Celui-ci questionne plus spécifiquement les rapports au quartier d’enfance pour ces individus qui y ont grandi à la même période. La notion de rapport au quartier englobe à la fois les représentations, les discours et les liens sociaux et affectifs conservés avec le quartier. Parmi les 473 membres de la cohorte, ils ne sont qu’une trentaine à y résider encore [2]. Il est ainsi nécessaire de penser le quartier à la fois comme le lieu fixe dans lequel s’ancre un univers urbain et social et comme un lieu de brassage et de passage de diverses populations. On observe en ce sens plusieurs trajectoires résidentielles qui mènent à déménager du quartier : il peut avoir lieu pendant l’adolescence à l’occasion du départ des parents qui obtiennent un relogement ou accèdent à la propriété. Lors de la première étude en 2003, cette situation concernait déjà près de la moitié des membres de la cohorte qui étaient, pour la plupart, restés à proximité du quartier (dans la même commune ou dans les communes limitrophes) [3]. Une partie conservait d’ailleurs une attache forte à leur quartier d’enfance et continuait d’y revenir. D’autres l’ont quitté plus tard, au moment de l’accès à l’autonomie résidentielle, parfois (mais rarement) pendant les études, et le plus souvent après s’être mariés, dans une trajectoire d’installation [4]. À ce jour, certains y reviennent encore pour rendre visite à leurs parents alors qu’une autre partie n’a conservé aucun lien au quartier [5]. Mais quel rapport les membres de cette cohorte entretiennent-ils avec leur quartier d’enfance, une fois devenus adultes, et pour certains longtemps après l’avoir quitté ? Le fait d’avoir grandi dans un quartier populaire de banlieue continue-t-il encore aujourd’hui de caractériser leur histoire ? Le quartier en question, point de départ de la recherche, est situé dans l’Est de la banlieue lyonnaise. Composé d’habitat social à 99 %, il regroupe plus de 5 000 habitants [6]. Il est l’un des premiers grands-ensembles fonctionnalistes construits à partir de la fin des années 1950 dont l’objectif était alors de loger décemment les familles ouvrières. Situé à proximité de grands axes routiers, ce quartier est particulièrement affecté par les problèmes de nuisances sonores et de pollution. Il figure parmi les grands-ensemble urbains qui cumulent pauvreté, inégalités sociales et exclusion territoriale. En effet, le revenu médian [7] est, en 2015, légèrement inférieur à 9 000 € et le taux de bas revenus (défini par l’INSEE [8]) y est de 70 %, contre 24 % dans la Métropole. Sur le versant démographique, la part des étrangers est 3 fois plus nombreuse dans le quartier (31 %) que dans l’agglomération (10 %) ou la commune (13 %). Les indicateurs statistiques de mesure du niveau d’éducation font également apparaître de fortes inégalités locales : si l’on observe l’orientation à l’issue du collège, seulement 22 % des élèves du quartier entrent en 1ère générale contre 53 % des élèves de la Métropole. On peut également noter qu’en 2014, 57 % des jeunes de moins de 25 ans non scolarisés se trouvent sans activité professionnelle [9]. En somme, les mécanismes de ségrégation socio-spatiale produisent des inégalités résidentielles qui s’imbriquent et se cumulent avec les inégalités scolaires, sociales, économiques [10]. Ce tableau général est à l’image de nombreux grands ensembles urbains de banlieue. Pour pallier ces problématiques, de vastes plans de rénovation urbaine ont entraîné la démolition de plusieurs bâtiments à partir de la fin des années 1990 dans le cadre de la politique de la ville. L’objectif urbanistique était alors de réhabiliter les franges du quartier afin de « l’ouvrir » davantage vers le centre-ville et d’y apporter la mixité sociale, par la construction de logements neufs et plus qualitatifs [11]. Un arrêt de tramway et une médiathèque ont ainsi vu le jour. À cela s’ajoute la proximité avec un grand parc ainsi que la présence d’un centre commercial limitrophe. Ce dernier a d’ailleurs été une source d’emplois de jeunesse pour une partie des membres de la cohorte. Depuis une trentaine d’années, la population n’a cessé de se renouveler et de nombreux enquêtés disent observer la disparition de la mixité sociale et ethnique dans le quartier. L’étude comparative des données INSEE tirées du recensement de la population entre 1999 et 2014 fait apparaître quelques évolutions qui semblent confirmer ce constat. Entre 1999 et 2014, la part des immigrés est passée de 24 % à 41 % de la population du quartier [12]. De même, la répartition des logements selon l’ancienneté a évolué, puisque 43 % des habitants sont installés depuis moins de 5 ans en 2014, contre 21 % en 1999, tandis la part des habitants depuis plus de 10 ans reste stable passant de 36 à 38 % sur la période. L’arrivée récente de nouvelles populations issues d’autres formes d’immigrations pose ainsi une nouvelle question sociale susceptible de réaffirmer des frontières symboliques entre les familles anciennement installées et les nouveaux arrivants. Ces évolutions sociodémographiques s’accompagnent d’un changement de regard qui se manifeste chez certains enquêtés par une distance à la fois sociale, mentale et morale au quartier. On cherchera en ce sens à montrer comment les rapports au quartier s’inscrivent au sein d’une dynamique temporelle propre à un ensemble générationnel et qui se conjugue plus précisément avec l’avancée dans le cycle de vie et le cheminement des parcours sociaux. Dans un premier temps, on tâchera d’examiner comment les rapports au quartier sont affectés par les effets de génération et les transformations sociales à l’œuvre depuis les années 1980. On abordera également la question du départ du quartier en tant que norme partagée par les membres de la cohorte et qui se mêle à l’avancée dans le cycle de vie. Dans un second temps, il s’agira de revenir sur les effets de parcours individuels qui produisent, à situation sociale comparable, des divergences dans les manières d’appréhender ce même quartier d’enfance. Le propos s’appuie sur les résultats d’une recherche en cours, second volet d’une enquête longitudinale. Il se base précisément sur l’exploitation d’une trentaine d’entretiens biographiques menés auprès de membres de la cohorte, d’une dizaine d’entretiens informatifs réalisés avec des personnalités locales (éducateurs, élus locaux, directeur de centre social, chargés de projet de ville) et de notes de terrain issues de la prospection des enquêtés. Tandis qu’en 2003, un peu moins de 400 enquêtés avaient été retrouvés [13], le travail en cours a pour le moment permis d’identifier 282 personnes pour lesquelles des informations ont pu être recueillies sur la situation résidentielle (lieu, statut) et/ou socio-professionnelle (diplôme, métier, contrat, parcours professionnel) et/ou familiale (couple, enfants) [14]. I. Un rapport au quartier marqué par l’empreinte générationnelle 1) Les enjeux de l’analyse par cohorte On peut considérer que les 473 membres de la cohorte forment un ensemble générationnel [15] qui a vécu les mêmes expériences de socialisation, dans une même époque et à partir duquel peuvent être comprises les représentations annexées au quartier. Le dispositif d’analyse, basé sur une cohorte dont les membres ont vécu dans un même quartier, accentue les effets de socialisation générationnelle : les enquêtés appartiennent ainsi à une classe d’âge ayant grandi dans un même contexte local, économique, social, politique, culturel et historique. Ils sont les enfants de la désindustrialisation et du chômage de masse et ont vu décliner la culture ouvrière et ses grandes institutions politiques [16]. Leur jeunesse dans le quartier s’est inscrite dans une conjoncture de délitement des structures d’encadrement et d’éducation populaire [17]. Sur le plan éducatif, ils ont été les premiers à bénéficier de la démocratisation scolaire des années 1980 alimentant les espoirs d’ascension par l’école, pour beaucoup déçus comme l’ont montré les travaux de Stéphane Beaud [18]. L’effet de génération est d’autant plus fort au regard du parcours migratoire familial puisque les enquêtés appartiennent à « la deuxième génération d’immigration » maghrébine. Si bien qu’ils ont pour particularité de ne pas avoir été socialisés dans le même pays que leurs parents [19]. Cette situation peut engendrer des décalages de modes de vie, source d’incompréhensions et d’un sentiment complexe d’illégitimité au sein de la famille, de la société française et du pays d’origine [20]. Leur enfance a d’ailleurs été marquée par les demandes de reconnaissance et d’égalitarisme de la Marche de 1983 et les déceptions politiques et sociales qui s’ensuivirent [21]. En somme, l’épreuve de la discrimination [22] a été commune aux enquêtés et les difficultés d’insertion professionnelle, notamment pour les plus jeunes, ont pu être aggravées par le contexte des attentats de 2001 [23]. Plusieurs entretiens ont révélé la force de ce « nous » générationnel associé à l’enfance dans le quartier, qui se structure autour d’une expérience commune de socialisation au sein des mêmes instances (école, voisinage, travailleurs sociaux et institutions locales). De sorte que la cohorte représente une sous-population du quartier qui forme un système : les positions des uns sont reliées aux positions des autres. En effet, certains membres ont noué des liens sociaux au travers desquels circulent des récits, des souvenirs, des rumeurs, des normes et s’établissent des représentations communes qui contribuent à façonner les rapports au quartier. Concrètement c’est en recroisant certains voisins dans la rue, ou en discutant via des groupes Facebook d’anciens élèves ou habitants du quartier que se construisent, autour d’un passé commun, des représentations collectives sur ce lieu, son histoire et sa mémoire. Par ailleurs, durant les entretiens, certains enquêtés n’hésitent pas à citer pour exemple les parcours d’autres individus de la cohorte afin de mettre en lumière la constellation des destins. C’est donc à partir de cette communauté d’expériences, au sein d’un ensemble générationnel que l’on envisage les rapports au quartier. Lors de la première étude en 2003, Emmanuelle Santelli avait mis en évidence leur ambivalence. Le quartier représentait pour certains un espace protecteur, tandis qu’il était pour d’autres une source d’oppression et d’un entre soi difficilement supportable. En le quittant par la suite, ces individus sont nombreux à s’être distanciés de la population locale : à la distance résidentielle s’est ajoutée une distance sociale. 2) Une génération d’habitants déchue ? Les entretiens réalisés avec une trentaine de membres de la cohorte font apparaître une nette déception quant aux évolutions contemporaines du quartier. En effet, la grande majorité estime ne plus reconnaître ce lieu d’enfance face à la dégradation des conditions de vie, que d’aucuns datent des années 1990 et d’autres au passage des années 2000. Les témoignages recueillis convergent vers un changement d’époque, associé au renouvellement des populations, qui verrait se renforcer la misère économique et les problèmes sociaux : intensification de la pauvreté apparente, des trafics, des cambriolages, dégradation des bâtiments et disparition de la mixité sociale. À ce constat s’ajouteraient l’effritement des dynamiques de solidarité de voisinage et la nette modification des sociabilités résidentielles. L’esprit « village », « familial » et la « chaleur humaine » auraient laissé place à l’atomisation des relations de voisinage et à l’insécurité ambiante. Ce sentiment s’accentuerait avec la multiplication des projets de rénovation urbaine ayant mené à la destruction de certains immeubles, à l’origine d’une profonde modification de l’univers urbain et social et de l’accélération du départ de certaines familles « historiques ». De telles observations ne sont pas spécifiques au terrain étudié, mais sont régulières depuis des dizaines d’années, dans les études sur les quartiers populaires [24]. Elles semblent correspondre au « troisième âge » de la banlieue caractérisé selon Didier Lapeyronnie et Michel Kokoreff par l’enfermement progressif de la population des quartiers, l’accroissement de la conflictualité interne, des trafics, de la religiosité dans la vie sociale et de la distance aux institutions [25]. Elles accompagnent un processus de paupérisation et de ségrégation ethno-raciale à l’œuvre depuis les années 1970, ainsi que le notent Renaud Epstein et Thomas Kirzbaum : « Force est de constater qu’en dépit de la succession des ‘‘plans banlieue’’, la dynamique de paupérisation des quartiers prioritaires s’est accentuée au fil des décennies » [26]. Lorsqu’étaient évoqués, pendant les entretiens, les noms des différentes familles de la cohorte, les échanges ont à maintes reprises porté sur l’évolution de la composition sociale des habitants du quartier [27]. C’est ainsi que le temps passant, de nouvelles populations issues de vagues d’immigrations plus récentes (Afrique Subsaharienne, Comores, Europe de l’Est) sont arrivées et ont modifié l’univers sociorésidentiel. Les propos d’une enquêtée vivant toujours sur le quartier sont à ce titre éloquents : [Enquêteur]… Le fait que la population du quartier s’est renouvelée et que beaucoup de familles sont parties est quelque chose qui revient souvent… [Enquêtée]… C’est normal, c’est tout à fait normal que les familles partent. Euh… depuis, euh… une dizaine d’années, en fait, on avait encore les parents des enfants qui ont quitté le domicile, donc ça restait encore, voilà, un peu, euh… le quartier, notre quartier. Aujourd’hui c’est plus notre quartier, en fait, il y a très peu de personnes qui y sont, qui y restent. À l’époque, y’avait même des jeunes qui ont grandi avec nous, qui revenaient alors qu’ils n’habitaient plus ici, ils revenaient, en fait, juste pour être dans le quartier. Donc, ils habitaient très loin, en fait, ils avaient de très belles maisons, etc. On comprenait pas mais ils revenaient ici, en fait, avec leurs enfants pour jouer au quartier parce que, euh… parce que “c’est chez nous”, en fait. Et aujourd’hui, c’est terminé, plus personne ne revient. […] Sincèrement on avait un bon environnement. Donc, on ne voulait pas, c’était par choix, on ne voulait pas quitter le quartier. Et aujourd’hui, sincèrement, tout se dégrade, on n’a plus vraiment d’attache au quartier, moi c’est, j’ai qu’une envie c’est que, de partir euh… loin d’ici. Pas forcément quitter [la commune] parce que, euh… j’aime bien cette ville, mais le, mais [le quartier] pour moi, c’est plus possible, c’est…, j’suis pas… c’est plus possible. On remarque dans les propos de cette enquêtée que la centralité du groupe d’habitants des années 1980-1990 semble mise à mal par le renouvellement du voisinage (« c’est plus notre quartier »). Ces transformations démographiques bouleversent ainsi les équilibres locaux. Notre hypothèse est que la perte de centralité dans les réseaux de relations locales affecte la manière de se représenter le quartier. Elle semble produire des discours passéistes voire réactionnaires qui dénoncent la disparition de la mixité sociale et ethnique, ainsi que l’aggravation des problèmes sociaux [28].La comparaison est tentante avec les années 1980, où semble se rejouer les rapports sociaux entre les ouvriers blancs [29] et les populations magrébines nouvellement arrivées dans les quartiers populaires [30]. En effet, bien que les contextes économique et politique soient différents, certains enjeux de l’époque ressurgissent : les familles maghrébines « historiques » qui détiennent la mémoire du quartier et structuraient la vie sociale ont vu arriver de nouvelles populations qui charrient d’autres histoires migratoires et d’autres cultures d’origine, avec lesquels il s’agit de voisiner. Ces évolutions sociodémographiques renvoient à la précarité de la situation sociale de ceux qui sont restés sur le quartier. Ils peuvent ressentir l’échec de n’avoir pas su en partir tandis que l’intensité des liens de voisinage, qui contribuaient à sécuriser les modes de vie [31], s’altère. Les rapports entre habitants peuvent se cristalliser autour d’une logique de territoire et de défense de « son » mode de vivre ensemble. Or, lorsque ces dynamiques locales ne sont pas surplombées par un discours unificateur ni par des activités communes, une déconnexion sociale peut se créer. Ce qui semble être le cas pour certains habitants du quartier étudié. Il est toutefois à noter que face à la dégradation (supposée) des conditions de vie dans le quartier, les schèmes interprétatifs de nombreux enquêtés – qui pour la plupart n’y vivent plus – ne sont pas orientés sur la responsabilité directe des nouveaux habitants. Ils pointent davantage l’inégale distribution des ressources économiques, le démantèlement des institutions d’accompagnement social, les difficultés d’accès à l’emploi et les politiques de ségrégation comme étant à la source des problèmes locaux. Pour les individus qui n’y vivent plus, le déménagement condamne à être « dépossédé » de son quartier d’enfance. Ils en appréhendent les évolutions au travers des récits des proches qui y résident toujours et observent, à distance, les changements avec plus ou moins d’acuité, selon l’intensité des liens conservés. Si bien qu’il ne faut pas négliger l’importance de l’offre de représentations symboliques sur la banlieue, présente dans les sphères médiatique et politique, qui irrigue certains discours. La redondance avec laquelle ces quartiers d’habitat social sont construits comme un problème public [32], sous les angles de la délinquance, de la violence, de l’insécurité [33], du séparatisme religieux et ethnique, pousse parfois certains enquêtés à s’approprier ces schèmes dominants, ou à se positionner par rapport à ce cadre symbolique. C’est notamment le cas pour quelques membres de la cohorte qui ne conservent plus de lien avec leur univers résidentiel de départ et qui se trouvent en situation d’ascension sociale. Ces derniers peuvent être tentés d’adopter une posture « légitimiste », de démarcation sociale, morale et mentale au quartier. En somme, les représentations symboliques du quartier partagées par les membres de la cohorte attestent d’une position déchue, écartée de la centralité de l’activité sociale locale pour une génération d’habitants, dont la plupart y a déménagé. 3) Grandir, c’est en partir : la dynamique du cycle de vie Grandir dans le quartier est rarement considéré comme une histoire anodine dans les parcours des enquêtés. L’analyse des entretiens met au jour les ressources affectives (liens forts de voisinage) et morales (dispositions à la solidarité et à la résilience) régulièrement mentionnées pour qualifier cette expérience sociale. Une majorité de récits renvoie à une enfance heureuse et à des souvenirs de solidarité de voisinage. Parmi les enquêtés ayant déménagé, aucun ne mentionne avoir retrouvé par la suite des sociabilités résidentielles similaires. Ils sont également nombreux à construire, dans la mobilité sociale, un discours méritocratique qui prône la valeur de l’effort : leur enfance dans le quartier aurait permis de « se battre » davantage que les autres pour avancer dans l’adversité des mondes scolaire et professionnel. Des dispositions volontaristes acquises lors de leur socialisation résidentielle ont pu être mobilisées comme des qualités utiles dans les parcours d’ascension sociale. Certaines recherches sur les classes populaires contemporaines ont montré combien l’éthique méritocratique est un levier qui permet d’opérer une forme de distinction morale avec d’autres membres des classes populaires, tandis que les différences de positions sociales sont parfois fragiles [34]. Mais elle est également une façon de mettre en abîme les difficultés auxquelles il a fallu faire face, tandis que la clé de leur réussite existerait dans les habitudes développées au cours de leur socialisation résidentielle. Cette mise en récit positive du vécu dans le quartier énonce un sentiment de loyauté. Pour beaucoup, il s’agit de partir sans trahir ce lieu d’enfance qui constitue la rampe de lancement de leur parcours de vie. En avançant dans le cycle de vie et par le passage à l’âge adulte, les individus acquièrent de nouveaux statuts familiaux et professionnels et accèdent à l’autonomie résidentielle bien souvent en dehors du quartier. En effet, lors des entretiens, très rares sont les enquêtés qui ont exprimé leur satisfaction d’y vivre ou leur souhait d’y retourner. Ce lieu est aujourd’hui synonyme de déclassement résidentiel pour ceux qui y ont grandi dans les années 1980-1990. Si certains en conservent de bons souvenirs, à l’heure où la plupart des membres de la cohorte a fondé une famille, aucun ne souhaite que ses enfants y grandissent. Il s’agit de les « mettre à l’abri » des problèmes sociaux qu’ils ont pu connaître et qui se seraient accentués depuis lors. Le passage à l’âge adulte et tout particulièrement l’accès à la parentalité passe par le départ du quartier. Il s’agit de découvrir d’autres mondes sociaux, de poursuivre des études, de fonder une famille ou plus simplement de « s’en sortir » [35]. Rester dans le quartier revient à rester à sa place de dominé dans la stratification socio-résidentielle alors que l’immobilisme s’oppose à « l’ouverture sociale », fortement valorisée par les enquêtés. On reprend ici la définition qu’en donne Marwan Mohammed : « L’ouverture sociale désigne l’ensemble des expériences, des événements, des opportunités et des émotions qui modifient en profondeur le champ des possibles, le rapport au temps et au monde social des enquêtés » [36]. Plusieurs enquêtés utilisent le registre symbolique de la vérité (« le vrai-monde ») ou de la normalité (« la vie normale ») pour qualifier le monde extérieur. Si bien que le départ semble colporter la norme de réussite qui s’impose dans les représentations à plusieurs échelles. Au niveau microsociologique l’individu s’imagine vivre en dehors du quartier pour s’extirper d’une position sociale et résidentielle qui apparaît comme subalterne, et ce généralement à partir de l’adolescence, alors que s’enchaînent les expériences sociales à l’extérieur (école, emploi, activités sportives, etc.). Au niveau mésosociologique, les membres de la cohorte associent généralement leurs pairs restés vivre sur le quartier, malgré le passage à l’âge adulte, à une situation d’échec, d’autant plus que les conditions de vie sont perçues comme dégradées. Le départ de l’immense majorité d’entre eux (plus de 90 %) révèle et affermit la norme de sortie du quartier. Au niveau macrosociologique, les politiques de logement valorisent l’ascension résidentielle par l’accession à la propriété [37], et a minima le départ vers du locatif en résidence privée [38]. À cela s’ajoutent les discours assimilationnistes véhiculés dans l’espace public qui somment à l’« intégration » des descendants d’immigrés maghrébins par la sortie de l’entre soi résidentiel et d’un prétendu « communautarisme » [39]. Si le lien au quartier s’exprime souvent par la loyauté à ce lieu d’enfance et par une déception quant à son évolution contemporaine, les parcours biographiques permettent de saisir avec un degré de finesse supplémentaire les différents rapports au quartier observés. Comme le notait déjà Emmanuelle Santelli en 2003, « le regard qui est porté à l’âge adulte sur le quartier est fortement corrélé à la manière dont le parcours social s’est déroulé en avançant en âge » [40]. Les discours varient selon que les enquêtés y habitent ou l’ont quitté depuis un an ou vingt ans, y ont ou non encore de la famille, selon le genre, le type d’éducation, le lieu d’habitation, le devenir des pairs, ou encore l’enchaînement des expériences sociales dans et hors du quartier. Autrement dit, les représentations symboliques et l’imputation des responsabilités politiques, individuelles ou collectives sur les transformations sociales du quartier diffèrent selon les parcours de vie [41]. II. Des rapports au quartier situés dans des parcours de vie Les relations au quartier croisent des dimensions macrosociologiques (transformations structurelles du quartier) avec des données mésosociologiques (appartenances générationnelles, entourage) et microsociologiques (l’histoire individuelle). Elles sont le fruit de l’interprétation de certaines évolutions sociétales à la lumière des évolutions individuelles et collectives, du parcours de vie et des groupes sociaux dans lesquels l’individu est ancré. On a montré comment certains types de rapport au quartier étaient à la fois orientés par les effets de génération et de cycle de vie. Mais il ne faudrait toutefois pas conclure à une univocité des points de vue. Pour ce faire, on présente ici plusieurs portraits d’individus de la cohorte occupant une position sociale comparable – cadres supérieurs, résidant en dehors du quartier et titulaires d’un diplôme de bac +5 – afin de mettre en évidence quelques rapports différenciés au quartier, saisis à travers les récits de ce qu’il a apporté et a entravé. 1) L’intensité de la socialisation résidentielle comme facteur d’attachement au quartier Les effets de la socialisation familiale et de la socialisation résidentielle sont intrinsèquement enchevêtrés dans les parcours. Autrement-dit, durant l’enfance l’éducation parentale joue un rôle décisif sur l’intensité des sociabilités de quartier et la distribution du temps entre les différentes sphères familiales, scolaires, amicales, sportives, etc. Le style éducatif peut être très différent d’une famille à l’autre et d’un genre à l’autre. Par exemple, dans certaines familles les filles reçoivent une éducation différenciée, plus stricte et moins permissive que les garçons. Elles sont ainsi moins attachées à leur espace résidentiel et se replient sur le foyer familial ou dans d’autres sphères telles que les médiathèques et les activités sportives. Elles y développent des dispositions ascétiques qui facilitent la réussite scolaire. C’est le cas de Safia : le moment des études et du premier emploi agit comme une force centrifuge, de nouvelles sociabilités se font en dehors du quartier en même temps qu’elle découvre de nouveaux espaces sociaux, très différents de ce qu’elle avait pu connaître jusqu’alors. Alors que le lien au quartier est parfois faible ou de l’ordre du rejet, elle adopte une posture de démarcation vis-à-vis d’un espace résidentiel relégué dont elle s’est aujourd’hui distanciée. Safia est cadre commerciale dans une entreprise de taille moyenne. Elle a quitté le quartier à l’adolescence et n’y retourne plus. De ce vécu, elle n’a conservé qu’une amie qui a suivi un parcours similaire (déménagement à l’adolescence et parcours d’ascension professionnelle). Son rapport au quartier a été marqué par l’intensité de la socialisation primaire et la faiblesse de la socialisation résidentielle. En effet, l’éducation parentale très stricte l’empêchait de fréquenter les espaces de sociabilité locale, même lorsqu’ils étaient encadrés par les adultes (ex : le centre social). Ses parents n’étaient que très peu en lien avec les autres familles du voisinage. Elle porte un discours ambivalent entre déception de n’avoir pas pu « vivre sa jeunesse » tout en acceptant la nécessité de se soustraire aux sociabilités de quartier, telle une privation nécessaire, et qui s’est révélée déterminante pour sa carrière d’ascension scolaire et professionnelle. Elle n’est jamais retournée sur le quartier après son déménagement à la fin de l’adolescence, lorsque ses parents ont accédé à la propriété. À l’image des enquêtés qui n’y ont plus d’attache, elle tend à s’approprier l’offre symbolique présente dans l’espace public et médiatique qui associe la banlieue à moult problèmes sociaux [42]. Elle mobilise en ce sens les registres de l’insécurité et de la délinquance juvénile lorsqu’elle évoque ses représentations actuelles. Tandis qu’elle aborde le côté « convivial » de l’allée de l’immeuble dans lequel la famille vivait, elle en conserve surtout un souvenir négatif marqué par l’éducation stricte que lui ont imposée ses parents pour éviter les « mauvaises fréquentations ». Le contexte de forte mobilisation familiale pour la réussite sociale, accompagnée d’une progression collective (parents qui accèdent à la propriété, suivi scolaire, etc.) et l’absence de socialisation résidentielle lui font tenir un discours assez critique envers le quartier. Avec une certaine lucidité, elle estime que la qualité de sa scolarité a été entachée par les effets de quartier et regrette la trop faible exigence des professeurs à son égard. Lors de l’entretien, elle s’est attardée sur le décalage social avec les autres étudiants, ressenti au moment de son passage au lycée puis à l’université[43] : elle a dû rattraper son retard de niveau dans de nombreuses matières et fournir un effort de socialisation, passant par l’apprentissage d’un langage, d’une hexis et de références culturelles conformes aux nouveaux mondes qu’elle fréquentait [44]. Cette socialisation par frottements sociaux [45] a été difficile à vivre, puisqu’elle avait l’impression de devoir redoubler d’effort pour tenir sa position sociale [46]. Si elle considère que son vécu dans le quartier, associé à la condition sociale ouvrière et immigrée de ses parents, a d’une certaine manière handicapé son ascension sociale, elle y conserve toutefois une attache minime lors des petites scènes du quotidien : elle cite quelques anecdotes au travail, où elle s’est sentie dans l’obligation d’intervenir face aux discours stigmatisants sur les habitants des quartiers populaires pour rappeler les inégales dispositions à la mobilité ascendante. Ces formes passagères de loyauté permettent également de protéger l’intégrité de son vécu résidentiel et de ne pas totalement lui tourner le dos. 2) Conserver un lien au quartier… À l’inverse du portrait présenté ci-dessus, d’autres individus ont grandi dans des familles situées au cœur de l’économie des relations sociales locales et ont développé d’intenses liens de voisinage et de sociabilité juvénile. C’est le cas de Karim qui partage le « récit générationnel » sur l’enfance heureuse et regrette l’évolution actuelle du quartier. Sa mère continue d’y résider et il y retourne quelques fois dans l’année pour lui rendre visite ou à l’occasion de cérémonies collectives (mariages et enterrements). Karim est magistrat. Il a quitté le quartier après le bac pour réaliser ses études et vit aujourd’hui loin de la région lyonnaise. Son parcours illustre une forme d’excellence scolaire et professionnelle : après l’obtention de deux masters scientifiques, il a occupé plusieurs fonctions en tant que cadre supérieur en France et à l’étranger. Récemment, il a passé avec succès le concours de la magistrature. Il fait pourtant part d’un profond sentiment de différence, lié à son vécu dans le quartier, avec les personnes qu’il a pu rencontrer dans le monde professionnel et estime compliqué d’« être soi-même » dans ces milieux sociaux. Il cite comme exemple le recours au capital physique et à la violence comme modes de gestion de conflits [47], auquel il a été socialisé dans le quartier, tandis que ses collègues ignorent l’existence et la possibilité pour lui d’activer de telles dispositions. Il conserve de son expérience résidentielle des souvenirs ambivalents, entre les sociabilités de voisinage très fortes, l’adversité des relations juvéniles parfois « cruelles » et la difficulté à surmonter les effets de l’exclusion sociale. D’un côté, grandir dans le quartier lui aurait permis de développer certaines dispositions à la résilience. De l’autre, il témoigne de la difficulté à sortir du quartier en se confrontant à d’autres milieux sociaux et regrette lui aussi le « manque d’ambition de la part du corps professoral ». Aujourd’hui il conserve toujours un fort attachement au quartier, bien qu’il l’ait quitté depuis une vingtaine d’années et éprouve un sentiment revanchard. La plupart des amis qu’il a rencontrés par la suite partagent un vécu résidentiel similaire : il qualifie cette expérience de « fil d’Ariane » qui conditionne ses sociabilités. En effet, s’il a appris à traverser les mondes sociaux, il n’a le sentiment de ne trouver sa place qu’auprès de pairs qui ont connu le même parcours social et résidentiel. Alors qu’au regard de sa position sociale il ne partage plus rien avec le quartier, Karim fait de son vécu en banlieue un élément d’identification positive et en conserve certaines dispositions ainsi qu’une attache affective forte. À l’inverse de Safia, la mobilité sociale de Karim ne s’est pas suivie d’une mise à distance du quartier, mais plutôt d’une mise à l’honneur de ses « origines » résidentielles par son parcours d’ascension sociale. Cette posture est notamment corrélée à une éducation plus permissive qui lui a permis de développer d’intenses sociabilités résidentielles. 3)… parfois en dépit de sa volonté D’autres envisagent le quartier avec davantage de distance mais s’y sentent pourtant régulièrement renvoyés. Cette expérience peut surgir dans le quotidien sous la forme d’expériences de ghettoïsation, parfois accompagnées d’un profond sentiment d’injustice. C’est le cas de Yacine présenté ci-après. On emploie ici la notion de ghettoïsation dans un sens élargi qui désigne à la fois un phénomène de regroupement de populations à partir de dimensions sociales, économiques et ethnoraciales, mais également les processus de minoration et de contrainte sociale qui assigne certains groupes aux quartiers populaires. De cette sorte, la ghettoïsation s’entend comme l’ensemble des formes de stigmatisation, de ségrégation et de discrimination, qui renvoie un individu aux quartiers populaires, en raison de certaines caractéristiques sociologiques (origine migratoire supposée, religion, origine sociale, hexis corporelle, langage, etc.). La ghettoïsation prend différentes formes, à commencer par l’injonction à se positionner quant aux faits divers associant les quartiers de banlieue, jusqu’aux différentes formes de discriminations dans les processus d’attribution d’un emploi, d’un logement, d’un établissement scolaire. Yacine a quitté le quartier à vingt ans. Il est cadre supérieur dans une grande entreprise. Son parcours est fortement marqué par les expériences de discriminations, avec des périodes douloureuses de chômage. Le ton de l’entretien est amer : il a le sentiment d’avoir été pris au piège du quartier durant sa jeunesse et des discours stigmatisants qui lui sont associés. Il se dit épuisé d’être renvoyé à une origine à la fois migratoire, résidentielle et religieuse. Il dépeint avec réflexivité le rôle décisif de sa scolarisation dans des écoles privées (collège et lycée) qui a favorisé l’acquisition de dispositions langagières et de présentation de soi, très utiles à l’insertion dans des mondes sociaux et professionnels éloignés du quartier. Pourtant il dénonce les dynamiques de ségrégation ethnoraciales et les nombreuses expériences de minoration qui entachent son parcours. Il impute la responsabilité au passé colonial de la France et estime que toute une population issue de l’immigration est délaissée par les institutions publiques, mise à l’écart du « vrai monde » et regroupée dans des espaces de pauvreté et de ségrégation ethnique. Il perçoit avec un profond sentiment d’injustice les accusations de communautarisme ou de séparatisme de la part de certaines personnalités politiques et médiatiques. Elles lui semblent être la cause des politiques ségrégatives et des multiples rejets qu’il a pu vivre. In fine, Yacine fait l’expérience de la ghettoïsation, bien qu’il ait choisi d’habiter dans un quartier aisé de la ville de Lyon en accédant à la propriété. À tel point que le quartier existe toujours au travers du parcours, comme un stigmate qui engendre obstacles et blessures et qui rend son ascension sociale difficile à vivre. Ce phénomène d’assignation symbolique aux origines résidentielles et migratoires concerne de manière redondante les hommes ayant suivi des trajectoires professionnelles ascendantes et qui ont quitté le quartier de manière définitive. Didier Lapeyronnie avait déjà mis en évidence l’intrication entre la question raciale et la question résidentielle : « Stigmate racial et stigmate social ne sont donc pas séparables dans l’espace urbain et très souvent assimilés l’un à l’autre, tant par ceux qui les infligent que par ceux qui les subissent ; on devient arabe, on se sent arabe parce qu’on habite telle ou telle cité » [48]. Conclusion En définitive, lorsque l’on interroge une cohorte de descendants d’immigrés maghrébins nés entre 1974-1983 sur leur (même) quartier d’enfance, plusieurs éléments reviennent avec force. D’une part, le quartier tel qu’il aurait existé pendant l’enfance est généralement dépeint sous la forme heureuse de l’« esprit familial » qui contrasterait avec ce qu’il serait devenu. D’autre part, pour l’immense majorité des enquêtés, quitter le quartier à l’âge adulte est une norme qui paraît incontestable : les parcours scolaires, résidentiels, professionnels, sociaux contribuent à un enchaînement d’expériences, dans d’autres espaces sociaux et alimentent un processus d’ouverture vers l’extérieur. Les transformations sociales, économiques, urbaines et démographiques survenues depuis les années 1980 structurent les représentations des enquêtés qui s’expriment sur un mode générationnel. En effet, les rapports sociaux locaux ont été bouleversés par le chassé-croisé des départs des familles de la cohorte et de l’arrivée de nouveaux habitants issus des récentes vagues de migration.L’analyse des représentations doit également être attentive au cadrage politique et médiatique des quartiers de banlieue [49] qui contribue à définir ces espaces comme problématiques. Les enquêtés doivent faire avec cette offre symbolique, dont l’attitude oscillera selon le parcours social entre réappropriation ou distanciation. Si bien que grandir dans un même quartier d’enfance, avoir les mêmes origines sociales et migratoires, et appartenir à un même ensemble générationnel ne présume pas de rapports au quartier identiques. Tandis qu’il peut y avoir de la proximité entre les familles, des liens d’interconnaissance et une communauté d’expérience liée à une condition ouvrière et immigrée partagée, les socialisations familiales et résidentielles sont parfois très différentes. En conséquence, le rapport au quartier est complexe et déborde sur d’autres espaces de socialisation comme la famille, les groupes de pairs, l’école ou l’emploi. Il peut parfois s’exprimer par la perception de son altérité dans des milieux sociaux éloignés et prendre la forme de minorations. Les portraits présentés donnent à voir comment la socialisation parentale, le genre, l’origine migratoire, l’intensité de la socialisation au quartier, le lien conservé aujourd’hui, la position dans le cycle de vie, l’appartenance générationnelle, le parcours scolaire, la mobilité sociale, professionnelle, résidentielle façonnent des rapports variés au quartier. Mais ces exemples n’épuisent pas toutes les configurations sociales, ni l’ensemble des types de rapports aux quartiers. Ils ont pour fonction de démontrer l’enjeu heuristique d’une telle analyse : en portant la focale sur plusieurs carreaux d’une mosaïque, nous avons pu mettre en évidence les effets de parcours sous plusieurs composantes qui engendrent différents types de rapport au quartier. On cherchera par la suite de cette recherche à étayer la portée heuristique de cette démonstration par davantage de données quantitatives, encore en cours de production. |
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AUTEUR Benjamin Lippens doctorant en sociologie Université Lumière-Lyon-II |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Emmanuelle Santelli, Grandir en banlieue : parcours et
devenirs de jeunes Français d’origine maghrébine,
Paris, CIEMI (Collection Planète migrations), 2007.
[2]
Ces données résultent de l’exploitation du fichier
des locataires de l’unique bailleur social du quartier,
consolidée par la vérification sur place des boîtes
à lettre.
[3]
Ibid.
[4]
Olivier Galland, L’entrée des jeunes dans la vie adulte, Paris,
Armand Colin, 1997.
[5]
On ne dispose pour le moment pas de suffisamment de données
quantitatives (questionnaire en cours de passation) pour
déterminer précisément les lieux d’habitations
des enquêtés et de leurs proches. Cette présentation
s’appuie principalement sur des matériaux qualitatifs
issus du travail ethnographique.
[6]
Données du recensement INSEE 2014.
[7]
Plus précisément, il s’agit du revenu médian
déclaré par unité de consommation, selon les sources
de l’INSEE de 2015.
[8]
Institut national de la statistique et de la science
économique.
[9]
43 % de chômeurs, 3 % au foyer, 11 %
d’inactifs.
[10] Alain Bihr et Roland Pfefferkorn,
Le système des inégalités, Paris, La Découverte, 2008.
[11]
C’est le schéma classique de rénovation urbaine
présenté par Christine Lelévrier et Christophe
Noyé, « La fin des grands
ensembles ? », dans Jacques Donzelot [dir.],
À quoi sert la rénovation urbaine ?, Presses
Universitaires de France, 2012, p. 185-218.
[12]
Si l’on y ajoute les descendants d’immigrés, il
est plus que probable que la part de la population majoritaire y
soit infime. On touche ici à un point aveugle de la
statistique française.
[13]
Aucune trace n’avait été retrouvée pour une
cinquantaine d’entre eux, une vingtaine vivait à
l’étranger alors qu’une poignée était
décédée ou dans une situation médicale ou
carcérale qui ne permettait pas de réaliser un entretien.
[14]
Ces informations ont été recueillies au cours
d’entretiens (34), de questionnaires biographiques (52), de
recherches sur internet et par l’accès à un fichier
de locataires de l’unique bailleur social du quartier
étudié.
[15]
Dans le sens que donne Karl Mannheim à la notion. Il distingue
une « situation de génération »,
correspondant à une génération potentielle, de
l’« ensemble générationnel »
dont les membres du groupe ont conscience de partager un destin et
des perspectives analogues. Karl Mannheim, Le problème des générations, 1re édition 1928, Paris, Armand Colin, 2011.
[16]
Stéphane Beaud et Michel Pialoux,
Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines
Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, La Découverte, 1999.
[17]
Ibid.
[18]
Stéphane Beaud,
80 % au bac et après ? les enfants de la
démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 2003.
[19]
Cela rejoint la définition des descendants
d’immigrés proposée par Emmanuelle Santelli, Les descendants d’immigrés, Paris, La
Découverte, 2016.
[20]
Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck Université, 1991.
[21]
Abdelali Hajjat,
La marche pour l’égalité et contre le racisme, Paris, Éditions Amsterdam, 2013.
[22]
Pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif qui
éclaire sur la question des discriminations des habitants des
quartiers populaires : Julien Talpin, Hélène
Balazard, Marion Carrel M., Samir Hadj Belgacem, Sümbül
Kaya, Anaïk Purenne, Guillaume Roux,
L’épreuve de la discrimination : enquête
dans les quartiers populaires, Paris, PUF, 2021.
[23]
Ce phénomène de la discrimination comme
« obstacle commun » aux membres de la cohorte
était un des résultats marquants de la première
étude d’Emmanuelle Santelli, 2007, op. cit.
[24]
Cyprien Avenel, Sociologie des quartiers sensibles, Paris,
Armand Colin, 2013.
[25]
Selon cette typologie, les enquêtés rencontrés ont
vécu pour la majorité les premier et second âges de
la banlieue. Cf. Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie, Refaire la cité : l’avenir des banlieues,
Paris, Seuil, 2013.
[26]
Renaud Epstein et Thomas Kirszbaum, « Ces quartiers dont
on préfère ne plus parler : les métamorphoses de la
politique de la ville (1977-2018) »,
Parlement[s], Revue d’histoire politique, n° 30,
2019, p. 42.
[27]
Pierre Gilbert, « Promouvoir l’accès à la
propriété dans les cités HLM », Savoir/Agir, n° 24, 2013, p. 61‑66 ; Violaine Girard, « L’accession à la
propriété : facteur de division des classes
populaires ? », Savoir/Agir,
n° 34, 2015, p. 39‑44.
[28]
Il faut toutefois mentionner que la situation d’enquête
peut produire un effet d’artefact dans la mesure où
l’approche des enquêtés s’est faite à
travers la demande de récits sur l’évolution du
quartier, entre l’enfance et le présent.
[29]
Pour la plupart d’origine française ou
d’immigration portugaise et espagnole.
[30]
Le travail sur le vote dans les cités de Céline
Braconnier et Jean-Yves Dormagen est instructif sur la question de
l’ethnicisation des rapports sociaux : Céline
Braconnier et Jean-Yves Dormagen, « Le vote
des cités est-il structuré par un clivage
ethnique ? », Revue française de science politique, Vol. 60, 4,
2010, p. 663‑689.
[31]
La thèse de Pierre Gilbert, notamment dans sa partie qui
concerne les relations de voisinage aux Minguettes est
éclairante sur ce point : Pierre Gilbert,
Les classes populaires à l’épreuve de la
rénovation urbaine. Transformations spatiales et
changement social dans une cité HLM, Thèse de doctorat en sociologie, université de Lyon II,
2014.
[32]
Sylvie Tissot,
L’État et les quartiers : genèse
d’une catégorie de l’action publique, Paris, Seuil, 2007.
[33]
Laurent Bonelli,
La France a peur : une histoire sociale de
l’“insécurité”, Paris, Découverte (Cahiers libres), 2008.
[34]
Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet,
Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris,
Armand Colin, 2015.
[35]
Cette formulation est assez fréquente dans les récits des
enquêtés et recouvre un sentiment lucide sur la
subalternité de cette position résidentielle.
[36]
Marwan Mohammed, « Schémas de sortie de bande :
de l’usure de la rue à l’ouverture
sociale », dans
Les sorties de la délinquance. Théories,
méthodes, enquêtes, Paris, La Découverte, 2012, p. 192.
[37]
Anne Lambert,
« Tous propriétaires ! ».
L’envers du décor pavillonnaire, Paris, Le Seuil, 2015.
[38]
Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Yasmine Siblot,
La France des “petits-moyens”. Enquêtes sur la
banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008.
[39]
Marwan Mohammed et Julien Talpin, Communautarisme ?,
Paris, PUF, 2018.
[40]
Emmanuelle Santelli, op. cit. 2007, p. 196.
[41]
Notre analyse des parcours s’inspire de l’approche
développée par Emmanuelle Santelli dans l’article
suivant : Emmanuelle Santelli, « L’analyse des
parcours. Saisir la multidimensionalité du social pour penser
l’action sociale », Sociologie,
Vol. 10, n° 2, 2019, p. 153‑171.
[42]
Sylvie Tissot, op. cit.
[43]
Ces phénomènes sont finement décortiqués dans
les ouvrages de Stéphane Beaud, 80 % au bac, op. cit. ou encore dans Fabien Truong, Jeunesses françaises : bac + 5 made in banlieue,
Paris, La Découverte, 2015.
[44]
Elle fait preuve de ce que Pierre Bourdieu nomme « la
bonne volonté culturelle » des classes populaires
dans La distinction : critique sociale du jugement,
Paris, Éditions de Minuit, 1979.
[45]
François de Singly, Libres ensemble, Paris, Armand
Colin, 2016, p. 47-77.
[46]
Les travaux de Fabien Truong ont étudié ce
phénomène à propos trajectoires universitaires de
jeunes de banlieues populaires. Cf. Fabien Truong, Jeunesses françaises : bac + 5 made in banlieue, op. cit.
[47]
Se référer aux travaux de Gérard Mauger sur
l’usage du capital physique dans certains milieux
populaires : Gérard Mauger,
Les bandes, le milieu et la bohème populaire :
études de sociologie de la déviance des jeunes des
classes populaires (1975 - 2005), Paris, Belin, 2006. Voir également la notion de
« capital guerrier » développée par
Thomas Sauvadet dans la description des sociabilités
juvéniles dans les quartiers populaires. Cf. Thomas Sauvadet,
Le capital guerrier : concurrence et solidarité entre
jeunes de cité, Paris, Armand Colin, 2006.
[48]
Didier Lapeyronnie,
Ghetto urbain : ségrégation, violence,
pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 336.
[49]
Jérôme Berthaut,
La banlieue du « 20 heures » :
ethnographie de la production d’un lieu commun
journalistique, Marseille, Agone, 2013.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Benjamin Lippens, « Grandir en banlieue : saisir les rapports au quartier d’enfance d’une cohorte d’adultes descendants d’immigrés maghrébins » dans Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter, Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 4 mai 2023, n° 19, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Benjamin Lippens Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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